Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli
Lorsqu’un essayiste politique, ici Giuliano da Empoli, se met à la littérature, on obtient le Mage du Kremlin roman qui nous plonge de façon fascinante au coeur du régime poutinien.
Hélas! Je l’ai transformé en adjectif
Ô désespoir que de pouvoir décliner tel régime à l’infini…
Le Mage c’est une éminence grise, Vadim Baranov, véritable tête pensante du « système Vladimir Poutine ».
Personnage fictif librement inspiré de Vladislav Sourkov, bien réel lui. Après avoir longtemps contribué à la puissance du pouvoir de ce dernier, il disparaît subitement. Écrit à la veille d’une guerre qui bouleverse les jeunes traditions pacifiques européennes, ce récit a bien une dimension politique qui ne doit pas masquer cependant sa puissance littéraire.
En effet pourquoi l’auteur de l’essai d’anthologie Les ingénieurs du chaos, recourt-il à la littérature ? En quoi la fiction permettra de mieux saisir la réalité ? Gagne-t-il en efficacité de parole en mettant en scène ce régime bel et bien réel ?
La réponse est oui et cela est saisissant. Perturbant, mais saisissant. Cette approche fictionnelle permet au lecteur de porter un regard neuf et acéré sur ce qui est en jeu. Dès lors nous accompagnons un misanthrope glaçant de cynisme, assistons à la chute d’une idéologie, du rêve communiste, à l’ascension d’un jeune inconnu qui sait utiliser les forces et faiblesses de son entourage pour établir son autorité et arriver à ses fins. Nul ne sait d’ailleurs, même parmi ses proches, de quoi il est vraiment capable.
L’auteur choisit quelques événements pour figurer la volonté de domination de ce nouveau Tsar. Plutôt que de nous présenter en détail les conséquences géopolitiques de ces évènements, l’auteur bâtit son récit sur des personnages savamment décrits. En quelques phrases, nous sommes saisis par la peur qui habite Mme Merkel à la vue de Koni, amusés par la figure de ce motard nationaliste prêt à tout pour plaire au nouveau régime, terrifiés par ce narrateur au coin du feu revenant sur ses propres méfaits. N’est-ce pas lui, qui, au nom de rien du tout, a contribué à l’ascension de l’homme qui aujourd’hui met à feu et à sang tout un pays ?
Les propos sur les occidentaux abondent, troublants tant par leur violence que par leur véracité. Ainsi c’est la haine latente de l’Occident qui depuis des années permet à Poutine d’installer ce régime fondé sur un intarissable désir de revanche, censé laver l’humiliation post guerre froide.
Giuliano da Empoli marque bien les deux visions du monde. Nous, occidentaux matérialistes et cartésiens
semblons condamnés à ne jamais comprendre ce pays où l’argent ne protège de rien, où la passion de la mort est omniprésente, où la démesure règne.
« Dans chaque révolution, il y a un moment décisif : l’instant où la troupe se rebelle contre le régime et refuse de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous les tsars qui l’ont précédé. Le risque que la troupe, au lieu de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle menace qui pèse sur tout pouvoir. »
Toutefois ce roman ne décrit pas la Russie. La Russie est d’abord un peuple, une nation. Un huis clos de caste oligarchique, voilà ce qui qui nous est présenté. Alors pour lire la parole, bouleversante, du peuple russe je conseille en lien avec notre roman de lire La fin de l’homme rouge , nécessaire chef-d’œuvre de Svetlana Alexievitch.
Le Mage du Kremlin nous rappelle, lui, à quel point la littérature éclaire l’Histoire.